no surrender (kelly)

Martèlent ses pas dans la neige, crissent ses chaussures en cuir au rythme de sa course effrénée. Derrière, les cris et les chiens, дерьмо! Les chiens, carrément !, puis le vent qui le brûle, l’aveugle presque. Oreilles et nez en feu, ses jambes qui manquent de le lâcher à chaque nouveau mètre. Le sol n’aide pas, il est recouvert de verglas – il a fait très froid la nuit dernière, comme les précédentes d’ailleurs. Alors certains sont partis passer ces quelques jours au soleil, loin de Kazan et de ses ivrognes, loin de Kazan et de sa tendre misère.

Peur, il a peur, Kelly. Une sensation qu’il a apprit à chérir, preuve ultime qu’il vit, mais dont il se passerait bien ce soir. Plutôt du genre à freeze, le môme, alors qu’il est obligé de tracer.
S’ils l’attrapent, il ne pourrait même pas faire comme Mikhail, dire que c’est pour manger, qu’il n’a pas le choix ; ce serait si faux ! Il a tout ce qu’il faut Bodrov. Papa y veille, à ce que la nourriture ne vienne jamais à manquer. Tout ce que le fils a à faire, c’est visiter sa mère régulièrement, lui apporter un peu de réconfort, et même ça il peut pas. Peut pas. Putain !, le regret qui frappe finalement.
Son souffle qui devient de plus en plus raide, incapacité à recueillir assez d’oxygène dans le froid de décembre. Il se demande furtivement s’il fait honte à ses aïeux, si ses conneries d’enfant – de jeune adulte tout au plus – le mèneront dans un quelconque enfer sibérien, si ça existe. Si il aurait du éviter la vodka, cette nuit, si il aurait du chercher de la compagnie au pire.

C’est que voilà, y avait cette baraque devant laquelle il passait tous les jours avant d’aller à l’école quand il avait neuf-huit ans, une bien belle maison. Immense, en bois comme ça se faisait, une relique de l’ancien temps, d’avant le communisme. De quand sa Rossiïa était plutôt URSS. Lui qui vivait dans un immeuble comme dix milles autres dans tout le pays, il en avait rêvé. Par les fenêtres double-vitrage, on voyait parfois une rouquine de son âge avec laquelle il partageait parfois son goûter. C’était pas elle qui l’intéressait. C’était le vase, magnifique, bleu et blanc. Des spirales qui s’enroulent comme la fumée de cigarette qui monte au plafond chez les Bodrov, mystique. Capsule temporelle de souvenirs qui ne sont même pas les siens. Une fascination que, il aurait pensé, après tant d’années sous le fameux régime Koldovstoretzien, lui aurait passé… Mais non.

Il avait simplement escaladé le portail avec ses veines remplies d’alcool de pomme de terre, fait deux pas dans le jardin hiémal et l’alarme avait explosé ses tympans.
Chaos.
Enfer.
La course pour sa vie. Première étape.

Crétin qui ne se lève jamais à l’heure, ça l’a toujours gonflé Kelly d’avoir un camarade de cellule aussi paresseux. C’était bien son pote après tout, depuis le temps, trois ans, mais merde, ce qu’il ne supportait pas ses heures de levé fantasques. Il comprenait que Vlad n’ai pas envie de voir ce monde.

Les lumières qui oscillent à cause du blizzard, s’introduit par toutes les failles de la bâtisse en pierre, dehors les barreaux et les tours, les barbelés comme si le centre pénitentiaire de Kazan abritait de grands malades.
La majorité d’entre eux étaient bêtement victimes du système judiciaire russe et d’un gouvernement qui peine à nourrir sa population. Terrible qu’ils soient aussi éloignés de Moscou. Plus proches que d’autres, mais encore trop loin de l’influence chinoise on dit qu’ils sont plus cléments là-bas.

Si Kelly avait pris quatre ans, c’était probablement la faute de son avocat d’Etat peu – pas – compétent, au salaire presque aussi miséreux que celui des gens qu’il défendait. Il ne lui en voulait pas.

Il rendait sa patience plus belle encore, il fomentait son plan. Il avait le temps, surtout durant le long hiver. La prison était plus reposante que ce qu’il aurait pu croire. Lui qui avait toujours eu du mal à faire le vide sous les toits. Caboche qui tourne même, surtout, quand elle devrait pas.

La seule chose qu’il regrette, c’est que son père ne veuille plus voir sa tête, que sa mère soit retournée en Irlande chez ses parents. Dans l’ordre des choses, Kelly lui aurait offert le vase. Il s’était dit que dans sa chambre, ça aurait fait joli. Propre. Peut-être même joyeux, qui sait ?

Haussement d’épaule pour échapper aux conneries qui tournevirent méchamment là-dessous, il balance son pied dans les côtes de son colocataire de fortune un petit sourire mesquin aux lèvres. Debout, feignasse., ce qui provoque un long gémissement chez l’autre, Espèce de merdeux ! ça bougonne, mais tout ceci n’est qu’affectueux. On ne prend pas le temps de se faire des ennemis dans ce genre d’endroit. Trop rude. Il faut s'amuser tant qu'on a le coeur à ça. Tant qu'on a un coeur qui bat.

Pourquoi Kelly comprenait si bien la détresse de Vlad ? Sans doute parce qu’avant de mettre le cap pour des pensées plus heureuses (quoique vindicatives, ces dernières constituaient un hameau apaisant, promesse tenace qu’il y aurait une justice un jour, peut-être), il avait passé du temps à se morfondre. Attendre la mort, sachant que s’il s’assoupissait trop longtemps, il serait jeté dehors. Il mourrait de froid comme ça avait été le cas de dizaines d’autres.

Et un jour, il en avait même vu un. Encore une journée sans soleil, les paupières encore levées sur l’infinité du ciel glacial, un doigt qui tombe, craquelé, arraché par la batte d’un garde. Vérifie qu’il est bien mort. En l'état de statue grecque.

Coup de fouet immédiat, alors un jour qu’on leur autorisait une coupe de cheveux mensuelle, il avait vu un mec qui n’était pas tout à fait lui, dans le miroir. Ni très vif, ni très éveillé. Wake up. Réveille toi ! Kelly avait eu envie de gifler Kelly, alors il s’était fait tatoué quelques syllabes simples, sans détour, directement en prison.

Froides et dures, comme l’hiver russe. En anglais, comme le futur qu’il imaginait.

Le monde avait été gris si longtemps qu’il ne croyait plus qu’on puisse briller autant. Il n’avait eu que des soleils froids, des soleils de terreur, des soleils qui voulaient sa peau, pour la grande majorité. Des UVs au seul but de lui brûler la rétine et le réduire à néant quand il aurait fallu réchauffer son coeur, mais il s’en était sorti, par une grâce, il n’aurait su dire laquelle.

Sans doute était-ce le rappel intermittent du plus beau secret qu’un plouc comme lui puisse jamais porter ; il était magique. Quatre ans au bagne ne lui auront pas volé ses pouvoirs, il en avait la conviction viscérale. Huit années à Koldovstoretz et sa main cherchait encore chaque matin son bâton sous son matelas.

Papa, puis maman seulement, qui jure tous ses dieux (et les sorciers de Kelly, quand elle y pense) qu’il y a une place pour lui à Dublin. Promesse qu’il y a
un amour,
un sortilège,
un livre,
une baguette,
un astre,
une école,
un rêve,
une vie qui l’attend quelque part.

Bien plus que ce qu'il avait eu l'audace d'espérer dans sa triste cellule de Kazan.

Une chose à laquelle se raccrocher quand il pose enfin ses pieds sur le sol irlandais, inconnu mais qui lui semble tellement plus accueillant que vingt-trois ans de galère dans le grand Est.

Les rayons qui l’aveuglent, entre deux nuages gris et il est con, il est bizarre à souhait, il rigole, il en pleurerait presque si il se mettait pas à pleuvoir. Goût oublié de liberté, дерьмо. Son Atlantide qui se tient droite et fière devant lui, solide. Sa promesse signée et saignée, d’il ne sait trop quoi, mais de quelque chose de grand.